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Inscrit le: 01 Oct 2006 Messages: 676 Localisation: Rennes
Posté le: 18-10-2006 21:44 Sujet du message: La messe
La messe
C’est dimanche. Il est très tôt. Je suis en vacances chez mes grands-parents. A dix heures, c’est la messe au village. Ma grand-mère y va toujours et elle m’oblige à la suivre. J’ai horreur de ça. Elle m’achète des vêtements de parade pour y aller. Ceux que j’ai ne lui conviennent pas. Il me faut une robe et des chaussettes blanches, des horribles chaussures vernies et noires qui écorchent les pieds, des pinces dans les cheveux alors que j’ai les cheveux courts à la garçonne…
Il faut reluire de tous les côtés pour aller voir Monsieur le curé. Je me retrouve dans le lavoir, été comme hiver, savonnée jusqu’aux oreilles avec du savon de Marseille qui ne sent même pas bon. Je suis cernée par les produits de beauté dont personne ne voudrait aujourd’hui : gomina, lotion bleue et collante pour les cheveux, eau de Cologne à la rose… ils sont éparpillés tout autour du lavoir. Ils ont l’odeur de ma grand-mère je trouve. J’aime le moment où je sors de ma pataugeoire, elle m’enveloppe dans une grande serviette. Je suis criblée de bisous. Rien que pour ça, j’userais bien un stock de savons de Marseille qui ne sentent même pas bon. Je m’habille et je dois montrer arme pour voir si tout va bien, si une chaussette ne descend pas ou si la bride d’une chaussure n’est pas décalée par rapport à l’autre… Puis vient le moment de me coiffer. Elle attrape le peigne sur le bahut de la cuisine, il lui manque des dents, un peu comme il en manque à ma grand-mère d’ailleurs, elle le tient d’une façon solennelle, ferme un œil et me trace une raie droite sur la tête, sur le côté, me balaie la mèche le long du front et me l’accroche avec une pince horrible. J’ai l’air idiot. Je me dis que je m’en fiche, je n’ai pas de copines d’école qui vont à la messe ici et puis c’est vrai que finalement, j’y vois plus clair. Et pour finir de me déguiser en pingouin d’église du dimanche, elle m’asperge d’eau de Cologne en me tapotant les joues. Elle part dans la chambre, elle ouvre sa table de nuit et sort un collier en perles blanches et me l’accroche autour du cou. Là, elle se recule, m’admire de loin et prend un air tellement satisfait que pour un peu, je me croirais la plus belle de toute la contrée. Je me regarde dans la glace et je me trouve raide comme un piquet, on dirait que j’ai avalé le manche à balai. Je ne suis pas faite pour être attifée comme ça. Mais c’est fait avec amour alors je souris, je fais mine d’être fière et de toutes façons je sais qu’à midi, je sortirai de mon déguisement plus vite que j’y suis entrée.
Ma grand-mère, quant à elle, a enfilé son costume breton avec une longue jupe noire brodée que j’envie, un corsage blanc et une veste noire en velours, toute perlée. J’aurais préféré un costume breton moi. Mais les enfants n’en mettent pas. Non, nous, on a des costumes de pingouin. Elle a peigné ses longs cheveux grisonnants et ondulés, les a ramassés dans un filet noir. D’habitude, elle met un foulard très moche alors ça change drôlement. Elle ne met pas de collier, elle prend un chapelet noir avec une petite croix au bout, elle le fait passer autour de son poignet et le tient dans la main gauche, côté cœur. Aussi, me donnera-t-elle la main droite tout à l’heure.
On est enfin prêtes. On traverse la cour de la ferme en zigzaguant entre les flaques d’eau pour éviter de salir nos chaussures. Il y a toujours des flaques d’eau même en été ici. On va dans le hangar chercher le vélo gris, celui qui a un rétroviseur et une sonnette et aussi des phares qui éclairent loin quand il fait nuit. C’est un vélo pour les grands voyages. On va jusqu’au Faouët avec lui ! C’est le bout du monde pour moi. Il dort dans le hangar parmi les outils du grand-père. Ils ont la même valeur. Sur le porte-bagages, on m’a installé un coussin avec des tendeurs, c’est confortable à condition que mémé ne roule pas dans les nids de poules. Il y en a plein ici mais ce ne sont pas les mêmes que ceux du poulailler. Quand le vélo est sorti, ma grand-mère le fait lustrer avec un chiffon, elle m’installe à l’arrière, j’y monte comme sur un cheval puis elle l’enjambe à son tour, met un pied à l’étrier puis les deux et nous voilà parties, unies pour le meilleur et pour le pire. Je passe mes bras autour de son ventre et je ne la lâche plus ! On traverse le village, les chiens nous courent après en aboyant. Les femmes des maisons voisines se préparent aussi pour le grand événement du dimanche et c’est tout un défilé de femmes habillées en noir qui va bientôt se profiler au bourg. Deux kilomètres nous séparent de l’église. Deux kilomètres en vélo que je savoure avec délice, c’est encore mieux que les manèges, c’est un paradis d’autant plus que ce n’est pas moi qui pédale. J’aime le bruit de la chaîne, elle couine un peu comme pour dire qu’elle est vivante, qu’elle est heureuse d’être avec nous. Je demande à mémé de faire chanter la sonnette, elle carillonne, elle est toujours de bonne humeur, c’est génial. Le sac à main noir danse, il est accroché au guidon. Il a le ventre rempli de mille choses, un porte-monnaie immense, noir aussi, gonflé de pièces de monnaie pour la quête, des mouchoirs pliés en quatre, bien repassés, un petit sac de lavande, un peigne, un carnet griffonné, des boutons de manchettes du pépé, des bonbons, des photos aussi. Je rêve du jour où, moi aussi, j’aurai un sac à trésors, un sac que je garderai toujours avec moi et que personne n’ouvrira à part moi. Comme mémé ! C’est comme si je pouvais mettre ma vie dans un sac rien qu’à moi et l’emmener partout pour ne pas l’oublier.
On arrive au bourg, on entend les cloches qui appellent ses gens. Je sens l’odeur du bon pain et des pâtisseries en passant devant la boulangerie. Les deux cafés sont bondés, on entend les voix sortir par la porte et les fenêtres ouvertes, on entend rire, ce sont surtout les hommes qui se retrouvent là, c’est le jour du seigneur et ils boivent leur vin de messe, accoudés au comptoir. Leurs mains calleuses portent le verre jusqu’à leurs lèvres avides d’un moment de fraternité et de répit. Ce sont des fermiers. Ils travaillent dur toute la semaine, sans relâche. Puis on s’arrête chez le boucher, c’est un ami, c’est lui qui vient aider à tuer les vaches. Je ne l’aime pas. Il tue mes vaches. Il rie tout le temps comme un abruti, déploie une armada de dents cariées et je me demande comment il peut être l’ami de mes grands-parents ? Même ses fils sont idiots. Même sourire que le père. C’est sûr, ils seront tueurs de vaches eux aussi. La boucherie me donne froid, tout est blanc, glacial et toute cette viande rouge suspendue au plafond à des crochets, c’est horrible. Le boucher est rouge lui aussi mais je ne crois pas que ce soit dû à une consommation excessive de viande.
C’est chez lui qu’on gare le vélo, l’église est en face. Mémé y tient à son vélo ! Gare à celui qui le volera. Avant de lui dire au revoir, moment affreux où je dois tendre ma joue vers ce visage qui me donne froid dans le dos, ma grand-mère lui tend une motte de beurre enveloppée dans un papier blanc. C’est le cadeau qu’elle fait à tout le monde. Elle fait son beurre. Il est magnifique, il est jaune comme les poussins, elle a l’art de faire des dessins dessus, on dirait de la dentelle. De fines gouttelettes d’eau s’en échappent, il transpire, il vit. C’est presque un outrage que de planter son couteau dans une motte encore vierge. Ca me fend le cœur. Alors j’attends que quelqu’un le fasse avant moi.
Les cloches se mettent à chanter de plus belle, de plus en plus fort. Les gens du village, ceux qui croient en Dieu et ceux qui veulent le laisser croire, se pressent sur le chemin côté église, endimanchés. Si le mot existait je dirais « enmessés » Ma grand-mère me tient par la main, la main droite. Son chapelet est au chaud dans le creux de sa main gauche, il ne l’a pas quittée depuis le départ. Je me dis qu’elle le chauffe pour qu’il soit prêt pour la messe un peu comme ma mère chauffe son four avant d’y mettre son gâteau. Elle s’arrête, me fait face, sort son peigne et me recoiffe, m’essuie la bouche de la pointe de son mouchoir après l’avoir mouillé du bout des lèvres, me tapote la joue : me voilà digne d’être sa petite-fille. Il n’empêche que j’ai mal aux pieds dans mes chaussures à bride, que mes chaussettes descendent sans arrêt et que j’ai bien conscience d’être ridicule. Mais mémé est satisfaite, voilà tout ce qui m’importe. On entre dans l’église. On est souvent les premières, c’est, je pense, pour être plus près du curé et par conséquent, plus près du bon Dieu. Je n’aime pas être devant. Je ne peux pas voir les autres et c’est la seule chose qui pourrait m’intéresser ici, pourtant. Alors je me retourne ou je regarde sur les côtés. On arrive à hauteur du bénitier, trop haut pour moi. Mémé se signe. Elle plonge sa main à nouveau dans l’eau bénite et me signe, au nom du père, du fils, du Saint Esprit et ainsi soit-il. Amen. Ainsi soit-il quoi ? Voilà une question à laquelle je n’ai jamais trouvé de réponse mais puisque ça a l’air de plaire à ma grand-mère alors ainsi soit-il comme ça et puis c’est tout. On s’avance dans l’allée principale, toutes les vierges et les saints en statue nous regardent aussi je pense que c’est pour cela que mémé marche droit, les yeux baissés et les mains en croix, laissant dépasser la croix du chapelet suffisamment chauffée à présent. Elle se balance un peu comme le pendule des voyantes. Devant l’autel, il faut s’abaisser, se signer à nouveau et je ne sais jamais dans quel sens il faut composer le « au nom du père, du fils et du Saint Esprit Ainsi soit-il » mais le compte y est. On s’assoit sur un banc. Un gros banc bancal, en bois. Il fait toujours froid ici et j’ai les genoux à l’air. Mon père dit souvent, en parlant des femmes : « elle a des genoux de bonne sœur » et comme je sais qu’elles portent des grandes robes noires et ont les genoux cachés, je conclus que moi, au moins, je n’ai pas des genoux de bonne sœur, ça me réchauffe quand même un peu. Peu à peu, l’église se remplit, les gens murmurent, soufflent, on entend les pages des bibles ou des cahiers de chants. Ca ressemble à une salle de cinéma avant que le film ne commence sauf qu’il n’y a pas de publicité ici ni de vendeuses de glaces. Je ne comprends pas pourquoi le curé n’a jamais pensé à ça car il y a beaucoup d’enfants. Je mangerais bien une glace, moi, ça occuperait mon « sain » Esprit. Puis, tout à coup, plus un bruit ! Chacun se met au garde-à-vous. La sacristie s’ouvre et laisse échapper alors Monsieur le Curé, « habillé en messe » lui aussi. La grosse porte qui se referme fait un bruit sourd. Le curé, en gestes solennels, contrôlés et religieux à outrance, prépare les objets sacrés de sa sacrée messe. Je ne sais pas comment on les appelle mais en tout cas, il prend un verre en étain avec un grand pied, une carafe, une nappe blanche et une coupelle. Il dispose le tissu blanc et brodé sur l’autel, le repasse de ses mains avec exagération sans doute pour enlever les plis qui pourraient froisser le seigneur. Il fait alors un pas en arrière, lève les mains au ciel et là, je sais que la cérémonie divine et incontournable va commencer et que j’en ai au moins pour une bonne heure avant de pouvoir enlever mes chaussures et cesser de remonter mes chaussettes. Jésus était pieds nus, lui. Le curé aime dire « et nous nous mettons debout », il en fait exprès pour que mes chaussettes descendent. Il faut chanter maintenant, les chants sont beaux, j’aime bien chanter mais je ne comprends pas bien ce que je chante. J’ai du mal à suivre, je suis sur les lèvres du curé, il articule bien mais il a une immense bouche qui émet des sons nasillards. Il chante faux, c’est presque une offense. Je ne sais pas pourquoi mais à chaque messe il est enrhumé. C’est à cause du froid ici sans doute. A plusieurs reprises, il déploie un grand mouchoir à carreaux, le porte sur son nez et fait vibrer le micro. C’est des bons rhumes qu’il tient et des bons mouchoirs aussi. A la fin de la messe, il faut dire le « Notre Père » Pourquoi n’y a-t-il pas de « Notre Mère » ? Qui sait si Dieu est un père ou une mère ? Il faut lui demander de pardonner nos offenses comme on pardonne à ceux qui nous ont offensés… je n’ai pas envie de pardonner à ceux qui m’ont fait du mal, je préfère les tuer dans ma tête et puis me demander pardon après.
Puis vient l’heure fatidique de la pause casse-croûte des grenouilles de bénitier. La messe, ça donne faim. Le curé s’avance devant l’autel, présente une coupelle pleine d’hosties tandis qu’un défilé sans fin se dessine. Chacun leur tour, les affamés de Dieu ouvrent leur bouche, d’un air béat et idiot, les mains en croix pour recevoir le corps du Christ. Je ne sais pas si Jésus est fier d’eux mais moi, je les trouve ridicules surtout lorsqu’ils font mine de se régaler pendant la fonte de l’hostie sous leur langue. Le corps du Christ, de toute évidence, ressemble à une gaufrette croustillante, insipide et peu consistante. La dernière gaufrette vient à peine de fondre dans la bouche du dernier béni et voilà déjà un enfant de chœur qui passe avec sa corbeille pour faire sa récolte. La corbeille est très grande, c’est pour ne pas qu’on y mette des toutes petites pièces, ça se verrait de trop. A chaque banc, les gens se passent la corbeille, j’entends le bruit des pièces ou le silence des billets. Les gens doivent être riches, les silences dominent le chant des pièces. Ma grand-mère préfère les pièces, elle en met une ribambelle, toutes celles qu’elle a gardées durant la semaine. J’adore jeter une poignée de pièces, j’aime bien le tintement qu’elles font. Un billet, c’est triste, c’est moche et j’ai l’impression de ne rien donner puisque je n’entends rien. Puis, avant que le curé ne disparaisse dans sa sacristie, derrière la grosse porte, il nous dit : « aimez-vous les uns les autres ». Facile à dire ça. Je n’aime pas le boucher, il tue mes vaches. Et puis pourquoi s’aimer les uns les autres. Tout le monde ne peut pas aimer tout le monde. Si Dieu existe alors il devrait dire : « aimez-vous vous-mêmes ». Toute charité bien ordonnée commence par soi-même.
Ca y est, on est sorties de l’église, à l’air libre, on récupère le vélo chez celui qui m’a offensée et auquel je ne pardonne pas, on s’arrête à la boulangerie, mémé achète un gros pain de six livres, tellement gros qu’il me mange tous les bras mais il sent si bon que je lui pardonne, à lui. Pourquoi ne donne-t-on pas du pain de chez la boulangère à l’église ? On dit : « donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien » on ne dit pas : « donnez-nous aujourd’hui notre gaufrette quotidienne » ! En tout cas, si ma grand-mère avait acheté une gaufrette à la boulangère, ça m’aurait bien arrangée car elle prendrait beaucoup moins de place entre moi et mémé sur le vélo. Tous les dimanches c’est pareil, je m’accroche à mémé pour aller à la messe et au pain pour rentrer à la ferme. Ainsi soit-il !
Moi aussi j'ai beaucoup aimé car ce n'etait pas ma grand-mére mais ma mére qui me trainait à l'église , elle etait bretonne ausi et très croyante , il faut de tout pour faire un monde ! _________________
Tout vient à point à qui sait attendre!
Inscrit le: 01 Oct 2006 Messages: 676 Localisation: Rennes
Posté le: 20-10-2006 21:44 Sujet du message:
merci chère Annick de m'avoir lue, il est long mon texte... je t'embrasse fort
moregan, alors tu as vécu le même "calvaire" (sourire) ! ah la bretonne et ses bretonnes bigottes ! j'en connais un vaste rayon ! Je vois que tu es de l'Yonne, j'y ai habité deux ans, à Auxerre, je bossais aux Archives là bas, c'est superbe aussi ! bisous à toi
isa _________________ "C'est la nuit qu'il est beau de croire à la lumière"
Isabelle, dans ma ferme du bout du monde, là où je tape sur mon clavier en ce moment...je suis près d'Auxerre ! _________________
" Le bonheur ne court pas le monde; il faut vivre où l'on est heureux "
Inscrit le: 16 Sep 2006 Messages: 1075 Localisation: val d'oise
Posté le: 22-10-2006 17:36 Sujet du message: litterature
Bravo Isabelle
c'est un régal
C'est une histoire merveilleuse, séduisante et tellement bien écrite,
tu devrais facilement trouver un éditeur.
Toutes mes félicitations et gros bisous.
Celan _________________
J'ai attendu d'avoir le temps de relire ce petit bijou
Ite, missa est...La messe est dite, et on a revécu,
souri apprécié ce qui se passe dans cette petite
tête, une tête qui n'a pas oublié ce temps là...
Bravo encore, et
Bisous d'amitié
Jan
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